2009. Ben Frost sort By The Throat. un album résolument noir. Alors que son précédent six-titres ambiant et expérimental – Steel Wound, pour ne pas le nommer, qui est une ré-édition de 2003 – nous emmenait dans des horizons peu visités de notre conscience, avec celui-ci on est rapidement ramené à notre présent, corporellement. The Carpathians est le 2e titre de l’album. Rares sont les morceaux qui me font un tel effet et on atteint là un sommet avec cette musique terriblement anxiogène (oui, fallait que je le place celui-là !).
C’est un instant, entre nous et les enfants de la nuit, une meute de loups hurlants et furieux. Un instant, ou plutôt une attaque, où l’on est complètement dominé par ce son écrasant. Notre corps se hérissant, comme agressé, comme pris au piège. Figé. Un sentiment de fatalité nous gagne au fur et à mesure qu’on se lance au sein de cette œuvre. Oui, Ben Frost nous attrape littéralement “par la gorge”. C’est une sensation de danger insistant, très intense et très pressant que j’ai eu le plaisir de savourer lors d’une représentation en multi-canal. L’installation décuplait la puissance du son ! 3 minutes d’un pur régal.
D’accord, comment il fait pour prendre aux tripes ? Analysons ça !
Pas de tempo, pas de rythme, juste une ambiance musicale proche d’un habillage cinématographique. The Carpathians s’organise en trois mouvements : 1, la nappe stridente et le chœur de loups au loin. 2, le duo contrebasse-grognement. Et 3, encore les loups mais cette fois à proximité. Déjà, avec cette structure, Ben Frost nous suggère naturellement un crescendo et c’est ce qu’il va se passer.
Dès le début, on entend des hurlements de loups lointains puis un filet strident apparaît lentement, les deux se diffusent comme une nappe musicale grinçante. Cette nappe a d’ailleurs une action psychoacoustique sur nous. Je m’explique :
Ce que suggère le symbole du loup est d’ordre culturel et sémiologique. Sémantiquement et par identification, il nous ramène à un état bestial et primaire. Et culturellement, c’est la peur du loup qui est rappelée. C’est notre conscient qui analyse ce son, tandis que l’autre élément de la nappe, le filet strident, s’adresse à notre inconscient : il a presque le timbre d’une sirène d’alarme et suggère une certaine tension. Il se fait oublier mais à son utilité dans l’œuvre !
Puis vient un coup de contrebasse, premier élément grave de la musique. L’arrivée des basses nous indique la proximité de la scène sonore. Son jeu, intéressant et non-conventionnel, est comparé au grognement d’un loup. A droite le loup, à gauche la contrebasse. Cette comparaison directe éveille notre écoute causale. D’ailleurs, je vous ai déjà parlé des 4 types d’écoute dans ce billet.
Vous avez remarqué les impuretés sonores dans le son du loup ? Les craquements et le bruit de fond ? Ca rend très Lo-Fi et ça ajoute à la noirceur de la scène et retranche la pureté d’une habituelle bonne prise de son. On use régulièrement de cette technique en black metal et dans les films d’horreur. D’ailleurs on retrouve quelques codes identiques au black metal ici : la nuit, les loups, le sons sali et l’agressivité.
Ce duo intimidant loup-contrebasse s’intensifie peu à peu et nous saute dessus à 1m24s, le jeu avec les panoramiques appuyant cet effet. De quelle manière ? En resserrant d’un coup les pan au centre. La contrebasse et le loup s’unifient pour nous affronter. Le pic d’intensité est pile en face de nous. Vous remarquerez à l’aide du graphe que ce pic est précédé d’un court moment de faible intensité. Ce contraste appuie la puissance du moment.
Reste à amplifier encore plus avec une tournure dramatique et profonde et le tour est joué. Ce sera amené par le piano, et il est simple : trois notes seules les unes après les autres, comme pour sonner un glas. Là encore c’est l’aspect culturel du piano, souvent utilisé comme instrument dramatique, qui fait que ça marche.
Ces notes de piano sont riches en basses et peut-être même doublées d’un synthé en sub pour appuyer la profondeur. Et on revient avec la psychoacoustique qui nous rappelle que tout ce qui est rempli de basses est plus lourd et puissant (et donc dangereux, par association d’idée avec le loup). En live, ça se traduit par une énorme vibration que l’on ressent non avec les oreilles mais avec le corps. Ces sensations kinesthésiques appuient clairement l’intensité du drame.
Et la nappe aigüe ? Elle revient aussi encore plus perçante et agressive, presque comme un acouphène. L’alarme réapparaît, les loups aussi et tous les éléments se mélangent. Fiévreusement. Le piano se marie à la contrebasse à 2m27s pour saturer le son. Et même si elle est à son maximum de puissance sonore comme l’indique le graphique, la musique continue de gagner en intensité. Les basses envahissent le spectre un moment pour laisser place au suraigu. Et tout disparaît d’un coup. Quel arrangement !
Et voilà. Là, on a un bon exemple d’une musique qui gère parfaitement l’intensité et l’émotion. Les secrets d’une musique intense ? L’ampleur du son dans le spectre sonore, la psychoacoustique, le crescendo et surtout le contraste ! Voilà une autre œuvre qui possède ces mêmes atouts : O Fortuna de Carmina Burana.
Bravo Ben Frost.